Une histoire de transition, de liberté et de renaissance
Pourquoi j’ai décidée de partir?
Tout a commencé une nuit de septembre.
L’air était lourd, rempli de cette tension silencieuse qui précède souvent les grands bouleversements — ceux qu’on ne voit pas venir. Ma fille habitait chez moi depuis quelque temps. Elle traversait une période difficile, et je l’avais accueillie à bras ouverts, en espérant que ma maison puisse être un refuge pour sa douleur.
Mais cette nuit-là, sans un mot, elle est partie.
Comme une ombre qui glisse dans le silence.
Je n’ai rien compris. Mon cœur battait à tout rompre pendant que je la cherchais, espérant la retrouver avant qu’il ne soit trop tard. Quand je l’ai enfin retrouvée, ce n’était plus vraiment elle. Ses mots m’ont transpercée — des cris, des insultes, du rejet. J’étais là, figée, vide, à la regarder s’éloigner encore une fois.
Le lendemain matin, quelque chose s’est brisé en moi.
Ou peut-être… quelque chose s’est réveillé.
J’ai décidée de partir. Pas pour fuir, mais pour respirer. Pour retrouver un endroit où je pourrais encore entendre battre mon propre cœur. Le Manitoba m’est venu à l’esprit comme un murmure — un lieu assez loin pour me retrouver, assez réel pour continuer d’exister.
Alors j’ai fait ma valise. Une seule.
Et j’ai pris la route.
À travers le Québec, puis l’Ontario. Des kilomètres avalés sous la pluie de mes larmes. J’ai pleurée pour la mère que j’avais été, pour la femme que j’avais oubliée quelque part en chemin. J’ai pleurée dans les chambres d’hôtel, sur les stationnements, derrière le volant. Je ne sais pas combien d’heures j’ai roulée — trente-cinq, quarante peut-être — mais j’ai comptée chaque instant où j’ai cru que je ne retrouverais jamais mon équilibre.
Et puis un matin, j’ai su.
Je n’étais pas faite pour me perdre au milieu de nulle part.
J’étais faite pour me relever, pour avancer autrement.
Je suis retournée sur mes pas, pour revenir à la maison.
J’ai repris mes forces, mes repères, et ce qu’il restait de mon cœur. J’ai su que mon prochain départ ne serait pas une fuite — ce serait un choix.
Et ce choix allait me conduire à Gatineau.
Mais avant d’y arriver, je devais me retrouver — quelque part entre la route, le silence et les larmes.
Quand je suis revenue à chez moi, tout semblait identique — les rues, la maison, les objets.
Mais quelque chose en moi avait changé.
J’avais l’impression de marcher dans ma propre vie comme dans un décor devenu trop étroit. Je savais que je ne pouvais plus rester là, que je ne pouvais plus me contenter de survivre dans les mêmes murs, les mêmes habitudes, les mêmes silences.
Je me suis mise à ranger, à trier, à regarder chaque chose et à me demander : est-ce que j’en ai encore besoin ?
C’était comme faire le ménage dans mon âme.
Je mettais de côté les souvenirs qui pesaient trop lourd, les objets liés à des moments que je n’avais plus envie de porter. Chaque sac donné, chaque boîte fermée, c’était un peu de mon passé qui se refermait doucement.
Je savais que je ne fuyais plus.
Cette fois-ci, je choisissais.
Je voulais un nouveau souffle. Une ville où je pourrais recommencer à zéro, sans que personne ne me définisse par ce que j’avais été, ni par ce que j’avais perdu. Gatineau s’est imposée doucement à moi. Pas comme un rêve, mais comme une évidence.
Une ville vivante, entourée de nature, pas trop loin d’Ottawa — un endroit où je pourrais marcher, respirer, lire, écrire… simplement être.
Alors j’ai commencé à préparer mon départ pour de bon.
Je n’avais pas encore tout, mais j’avais l’essentiel : ma volonté.
Je regardais mes valises s’empiler, mon cœur battre un peu plus fort, et je me répétais :
« Cette fois, tu pars pour toi. »
Les jours avant le départ ont été remplis de petites choses à faire : avertir, fermer, planifier.
Mais derrière chaque geste, il y avait une paix nouvelle. Une certitude.
Et puis le matin du départ est arrivé.
Je me suis levée tôt, j’ai pris un dernier café sur la galerie. L’air était frais, un peu brumeux, comme si le ciel lui aussi hésitait à me laisser partir.
« Merci pour ce que tu m’as appris. »
Puis j’ai fermé la porte.
Et j’ai pris la route vers Gatineau, le cœur allégé, prête à recommencer ma vie — mais cette fois, à ma façon.
Le pneu mou
Je venais à peine de prendre la route, légère, presque apaisée. Le ciel semblait m’accompagner, d’un gris doux, pas menaçant. Et puis, ce petit doute, ce bruit à peine perceptible, cette résistance subtile sous la pédale.
Je me suis arrêtée à une station-service, juste pour vérifier. Un de ces gestes banals qui, parfois, changent le cours d’une journée. Le pneu arrière gauche semblait dégonfler, comme moi peut-être — un peu dégonflé, un peu à bout.
J’ai pris la pièce d’un dollar, j’ai essayé le tuyau d’air, j’ai appuyé, j’ai attendu… rien. Le souffle ne venait pas. J’avais beau repositionner la valve, vérifier l’affiche, lire les instructions comme si c’était un vieux rituel mécanique, ça ne voulait pas.
Autour de moi, les gens allaient et venaient, indifférents à ma petite bataille contre un compresseur récalcitrant.
Et puis, cette évidence : j’allais devoir appeler le CAA.
Une part de moi soupirait — l’impatience, la fatigue. Une autre, plus calme, se disait que c’était peut-être une pause imposée. Un de ces moments où la vie t’arrête, juste pour que tu respires un peu avant de repartir.
Alors j’ai attendu. Le moteur silencieux, la clé dans ma main, et ce sentiment étrange de vulnérabilité mêlée à une forme de gratitude. Parce qu’au fond, j’étais encore sur la route. Et même avec un pneu mou, j’avançais, autrement. Il me restait 5h30 de route à parcourir.
La crevaison
Le camion du CAA s’est arrêté à côté de moi, dans ce bruit de moteur rassurant qu’on reconnaît aussitôt quand on attend depuis trop longtemps. Le dépanneur est sorti, tranquille, presque jovial, avec cette assurance de ceux qui en ont vu d’autres. Il a jeté un œil rapide au pneu et, sans même s’agenouiller, a lancé :
— T’as une crevaison.
Je suis restée là, un peu figée. Sans mot.
La veille encore, j’avais fait installer mes pneus d’hiver justement pour éviter ce genre de scénario absurde. Pour voyager plus léger, sans avoir à traîner tout un ensemble dans la voiture. J’avais planifié, anticipé, pris les devants — et voilà que la vie me rappelait encore une fois que, malgré toutes les précautions, il y a des choses qu’on ne contrôle pas.
J’ai souri, mais c’était un sourire un peu vide, entre la résignation et la fatigue.Le garage
Il m’a annoncé calmement que je devrais me rendre au garage pour faire réparer la crevaison. Sa voix était posée, presque compatissante, comme s’il savait que cette phrase n’était pas simplement un constat mécanique, mais une petite défaite de plus dans une journée déjà longue.
Il était près de treize heures. Une heure que j’attendais le CAA. Une heure à observer les voitures passer, les gens pressés, la vie continuer sans moi.
J’ai redémarré ma voiture. Et là, soudain, le tableau de bord s’est illuminé comme un arbre de Noël. Des voyants rouges, orange, clignotants, des symboles que je ne connaissais même pas. J’ai eu ce réflexe absurde de couper le contact, puis de rallumer — comme si tout allait s’effacer par magie. Mais non.
Rien à comprendre.
Alors j’ai repris la route, prudemment, le cœur un peu serré, la radio éteinte pour mieux écouter le moindre bruit suspect. Direction : le concessionnaire. Non seulement pour le pneu, mais aussi pour ces lumières sorties de nulle part, comme si ma voiture elle-même voulait me parler d’un déséquilibre plus profond.
Sur le chemin, je me suis dit que, parfois, la route n’est pas un simple déplacement. C’est un miroir. Elle te montre exactement où tu en es — fatiguée, vulnérable, mais encore debout.
Dans ces moments-là, on ne pense plus vraiment à la route, ni à la destination. On pense à tout ce qu’on croyait avoir prévu — et à ce petit clin d’œil de la vie, un peu moqueur, un peu tendre.
Le retour sur la route
Deux heures d’attente. Le temps s’étire dans ces salles d’attente trop éclairées, où le café est tiède et les minutes s’écoulent lentement. Finalement, on m’annonce que le pneu est réparé — rien de grave, un clou, probablement.
Mais le technicien ajoute, presque à voix basse, qu’il y a aussi un capteur du frein à main défectueux. Il ne peut pas le changer : la pièce n’est pas disponible.
Je m’assure que ce n’est pas dangereux. Il me répond que non, que je peux rouler, mais qu’en arrivant, il faudra le faire remplacer. Je hoche la tête, un peu lasse, comme si ce genre de réponse faisait désormais partie de ma routine.
Je repars vers quinze heures, pas très encouragée. La route devant moi semble longue, et la petite sonnette qui s’acharne à sonner toutes les vingt secondes devient vite mon compagnon de route. Un rappel irritant, mais aussi presque ironique : la vie qui sonne, obstinée, pour me rappeler qu’elle est toujours là, même quand j’aimerais juste un peu de silence.
Je roule ainsi pendant des heures, bercée par le bruit de la route et cette mélodie mécanique. Quand j’arrive enfin à mon appartement, il est vingt heures. La nuit est tombée.
Je coupe le moteur, et le silence, soudain, me semble presque sacré.
Je reste un moment là, dans la voiture, à respirer. Fatiguée, mais reconnaissante d’être arrivée. Parfois, la victoire du jour tient simplement à ça : arriver.
Je suis arrivée avec peu de choses, mais avec tout ce qui comptait vraiment.
Quelques valises, mon portable et cette envie de renaître.
Mon nouveau logement était neuf et il me ressemblait déjà.
Quand je suis enfin arrivée, il était vingt heures passées. Ma coloc m’attendait déjà, le sourire doux, accompagnée de sa magnifique doberman au regard protecteur. À ma grande surprise, elle avait pris soin de commander à manger pour mon arrivée.
Un savoureux général tao m’attendait sur la table, encore chaud, parfumé d’épices et d’attention.
Ce n’était pas grand-chose, diront certains. Mais pour moi, c’était immense.
Un accueil simple, mais rempli de bienveillance. De ces gestes silencieux qui disent tout sans mots : je suis contente que tu sois là.
Je me suis assise, encore engourdie du trajet, le corps fatigué mais le cœur apaisé.
Elle savait un peu ce que j’avais traversé ces dernières années — les tempêtes, les départs, les recommencements. Alors, dans ce repas partagé, dans cette lumière tranquille du soir, j’ai senti quelque chose d’essentiel : de l’amour pur, sans attente, sans condition.
Et ça… ça m’a fait un bien fou.
Les premières heures ont été silencieuses. Pas ce silence lourd d’autrefois, non… un silence plein, rassurant, presque tendre. Je déballais mes affaires lentement, en essayant de sentir que c’était chez moi maintenant.
Je me suis offert le luxe de ne rien faire pendant un moment.
Juste observer.
Écouter le bruit de la rue, le chant d’un oiseau, le vent dans les arbres.
Je respirais. Et ça, c’était nouveau.
Les premiers jours ont été faits de petites victoires.
Trouver une épicerie, un café, un parc. Découvrir la bibliothèque municipale, me perdre volontairement dans les rues, reconnaître les visages croisés plus d’une fois. Chaque geste simple prenait la forme d’un ancrage.
Je n’étais plus en fuite. J’étais en train de m’enraciner.
Bien sûr, il y a eu des moments de vide aussi.
Des soirs où la solitude faisait un peu de bruit. Où je réalisais que tout recommencer veut aussi dire laisser derrière. Mais j’ai appris à apprivoiser ce vide. À l’aimer presque, parce qu’il me laissait enfin la place d’exister à nouveau, sans rôle à jouer.
Et un matin, en marchant dans un petit sentier, j’ai compris que j’étais exactement là où je devais être.
Pas parce que tout allait bien.
Mais parce qu’enfin, j’étais libre de construire la suite, à mon rythme, à mon image. Je m’installais tranquillement dans ma chambre. J’ai commandée ce qui manquait à mon confort. Tout prenait forme, lentement, mais sûrement.
Les jours ont commencé à se ressembler, mais d’une belle façon.
Pas comme avant, où la routine pesait.
Cette fois, chaque journée avait un goût de liberté.
Je me suis mise à créer de petits rituels, comme des ancres dans mon quotidien.
Le soleil perçait entre les arbres, et l’air frais me rappelait que j’étais encore vivante, que la vie continuait de couler en moi.
Je marchais souvent sans destination précise.
Je suivais les rues, les sentiers, les poteaux électriques que j’utilisais comme repères, un peu comme si je mesurais mes progrès à travers eux. Mon souffle revenait, tranquillement. Mon corps aussi.
Puis, en rentrant, je me faisais un café.
Je m’asseyais près de la fenêtre et j’écrivais quelques lignes — des pensées, des émotions, parfois juste un mot. C’était devenu ma façon d’écouter ce qui se passait à l’intérieur de moi.
Ces moments simples m’ont ramenée à l’essentiel : la présence.
Peu à peu, j’ai recommencé à prendre soin de moi.
Pas pour paraître, mais pour me retrouver.
J’ai repris le pilates, doucement, après mes marches. J’ai recommencé à cuisiner léger, à sentir les légumes, à préparer des repas colorés, à nourrir mon corps autrement que par l’urgence.
Je découvrais aussi Gatineau, à mon rythme.
Les bibliothèques, les parcs, les marchés.
Je m’y sentais bien, comme si la ville m’accueillait sans poser de questions. Il y avait quelque chose de rassurant à vivre ici — un équilibre entre nature et humanité. Les gens m’ont reçus à bras ouvert avec gentillesse et bienveillance.
Certains soirs, je rentrais épuisée, mais sereine.
Je n’avais plus besoin de tout comprendre, ni de tout contrôler.
Je laissais simplement la vie venir à moi.
Et quand je récitais mes mantras, ces phrases que je me répétais pour apaiser mon esprit, je sentais vraiment leur effet.
Elles ne changeaient pas le monde autour de moi, mais elles changeaient mon monde intérieur.
Elles me rappelaient que la paix ne se trouve pas dans un lieu, mais dans une façon d’habiter sa propre vie.
Aujourd’hui, Gatineau n’est plus une étape.
C’est devenu mon ancrage, mon terrain de renaissance.
Chaque matin, quand j’ouvre les yeux, je me dis que j’ai bien fait de partir.
Parce qu’en vérité, ce n’était pas une fuite.
C’était un retour à moi-même.
Quand je me réveille, je n’ai plus cette sensation d’urgence qui me suivait depuis des années.
Je n’ai plus besoin de prouver, ni de réparer.
Je me contente de vivre, et c’est déjà beaucoup.
Il m’a fallu traverser les tempêtes, les départs, les pertes et les détours pour comprendre que le bonheur ne se trouve pas quelque part, mais dans la manière de regarder la vie.
Et ici, à Gatineau, j’ai appris à la regarder autrement.
Chaque jour, je prends un moment pour moi.
J’ai bâti autour de moi un espace où je peux respirer, créer, écrire, rêver.
Un espace où tout est simple, vrai, à ma mesure.
Je ne suis plus la femme qui cherchait à fuir son passé.
Je suis celle qui l’a regardé en face, l’a remercié, puis a choisi d’avancer.
Parce que la vie ne se répare pas : elle se réinvente.
Je me surprends même à sourire seule, sans raison particulière.
C’est le signe, je crois, que la lumière est revenue.
Bien sûr, il y aura encore des jours gris, des doutes, des silences lourds. Mais maintenant, je sais comment les traverser.
Je ne les redoute plus, parce que je sais que derrière eux, il y a toujours un matin.
Aujourd’hui, je me sens enracinée.
Pas dans un lieu, mais dans une présence : la mienne.
Je suis là, entière, apaisée, fidèle à celle que je deviens.
Et quand je repense à la route parcourue — des larmes à la douceur — je sais que chaque détour avait un sens.
Parce que sans eux, je ne serais peut-être jamais arrivée ici…
dans cet endroit où, enfin, je me sens chez moi.